Lettre à celle qui prend un selfie sur la future pochette des Dead Obies

Publié le 25 novembre 2015 par Feuavolonte @Feuavolonte

Mardi dernier, le groupe de post-rap du $ud $ale, Dead Obies, a proposé le premier extrait tiré de l’album enregistré en octobre dernier au Centre Phi. Avec ce titre (le tube Aweille!) déjà rodé en concert, sont aussi sortis vidéoclip, visuel, date de sortie et titre d’album. Depuis, je suis hanté par ces informations; je me dois d’écrire une lettre ouverte à quelques personnes.

Avant toute chose, comprenons-nous bien: Feu à Volonté ne devient pas un site de rencontres ou un Métro Flirt où les gens intéressés par la musique convergent. Toute interprétation allant dans ce sens sera complètement erronée et à côté du propos; c’est juste que ce texte commence sur les chapeaux de roue.

Donc:

Chère fille que l’on peut voir dans le coin en bas à gauche de la photo qui semble faire office de pochette du prochain album des Dead Obies. Je t’écris avec le secret espoir que tu ne liras jamais ce texte. J’ai peur que si tes yeux se posent ici, je te donne des mauvaises idées qui viendraient effriter l’équilibre parfait dans lequel nous nous trouvons tous.

Je m’explique mais, avant, laisse-moi faire une petite parenthèse dans laquelle je m’adresse aux Dead Obies. Vous nous avez floués. Comme j’ai dit plus haut, depuis la sortie du clip pour Awaille, je suis estomaqué. Je vous offre le respect et la révérence d’un joueur d’échecs qui se fait annoncer «mat en 3» après le deuxième tour. Et, comme de fait, il n’y a aucune issue. Bien joué, Yes McKasparov.

Je suis choqué de m’être fait avoir comme un débutant et pourtant ravi d’avoir pu jouter avec des grands maîtres. Quand, en juillet dernier, vous avez annoncé que vous enregistreriez devant public un nouvel album ayant comme thématique en filigrane La Société du Spectacle de Guy Debord, je trouvais l’exercice audacieux et intéressant. Mais, bien sûr, vous regardiez déjà trois tours d’avance. Et que voit-on aujourd’hui? L’album s’appelle Gesamtkunstwerk. Évidemment qu’il s’appelle Gesamtkunstwerk. Comment avons-nous été aussi sots?

C’est que tu vois, chère inconnue, tu dois sans doute savoir qu’ils ont emprunté le terme aux traités esthétiques de Richard Wagner qui cherchait, en écho à La Naissance de la Tragédie de Nietzsche, à recréer une forme d’art qui puisse à la fois répondre aux pulsions dionysiaques et apolliniennes de l’humanité. Mais si tu me permets, je vais aller un peu plus loin – et, surtout, désolé si je ne t’apprends rien; je ne voudrais pas sonner paternaliste. Avec le terme, qu’on traduit par «œuvre d’art totale», il s’est lancé dans la fondation du théâtre de Bayreuth, dont il a dessiné les plans. Cette salle de spectacle est conçue pour bien faire sonner ses opéras, dont il a écrit la musique et les livrets, dans ses décors et dirigés par sa main dans le but de créer une expérience esthétique complète. La première présentation était en 1876. Première œuvre? L’Anneau du Nibelung.

Plus précisément, le quatrième titre de la fameuse tétralogie wagnérienne: Le Crépuscule des dieux. Pour résumer rapidement (divulgâchage à l’horizon), Siegfried, le grand héros du romantisme allemand, élevé dans la nature et qui ne connaît pas la peur, se fait corrompre par le monde des hommes et meurt, en plus de voir le Valhalla complet passer au feu comme épilogue au récit épique de douze heures. Sans Wotan, père des Dieux nordiques, sans Siegfried, que reste-t-il pour le genre humain?

On ne penserait pas passer de là à notre homme Guy Debord, mais suis-moi encore un peu. Le critique marxiste arrive et traite de la question du spectacle comme nouvelle forme de capital, dépassant le capital matériel. L’emprise du monde capitaliste à travers le matériel, qu’on dit, mais le mot spectacle sous-entend, enfin, dans ma lecture rapide, une question de la mise en scène par l’entremise du matériel.

Donc que voit-on ici, avec ce fameux cliché? On voit 20Some rapper avec fougue sous le regard d’une caméra-vidéo – mise en scène – le tout pris par une autre caméra (photo) pour que l’on puisse la voir. Et dans le coin, en bas, à gauche, on te voit prenant un selfie avec ces icônes que la société du spectacle nous a appris à révérer et dont on peut voir le tout à travers le filtre du mot-clic #DOcentrePHI. Eux, comme toute personne mise de l’avant sur les caméras, deviennent un nouveau Veau d’Or du monde où Siegfried est mort et le Valhalla repose sur ses cendres maintenant froides.

Un album complet dont la matériel, de A à Z, provient d’un seul et même spectacle; la poésie, la musique, le visuel, et le tout traitant de la même question: qui sont nos idoles, que doit-on regarder et comment vivons-nous notre post-modernité à Montréal, ville du design marchand et de la mise en scène constante (faisons écho ici à notre autre homme, Gilles Lipovetsky, et à sa critique de la vie esthétique)?

C’est pour tout ça en fait que je t’écris cette missive. Je voulais te remercier car, accidentellement, ton égoportrait a ajouté la cerise sur le gâteau de l’œuvre d’art totale que s’annonce être le nouvel album des Dead Obies. Il nous importe peu à présent s’il sera bon ou non; ici, comme dans plusieurs autres œuvres d’art contemporaines, l’acte et l’intention sont plus importants que le résultat. Cependant, j’espère que tu ne me liras pas, car si tel est le cas, tu pourrais peut-être avoir l’idée de demander des redevances pour l’utilisation de ton image sur un objet distribué dans les disquaires à travers le Québec. Une partie de moi espère, pour l’amour de l’Art, que le seul cachet que tu demanderas sera celui de te vanter de t’être rapprochée de ces idoles et d’y être doublement immortalisée. Ainsi, et seulement ainsi, l’œuvre sera totale.